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PIUS NJAWE, PÈRE DU JOURNALISME AU CAMEROUN ASSASSINÉ PAR DE FAUX JOURNALISTES

Il manque une page pour boucler le journal
Puis Njawé me fit venir à Douala, une petite année avant sa disparition. Il voulait pouvoir compter sur ma contribution pour refaire son journal en termes de contenus et d’esthétique. Et il m’avoua rêver de plus encore, en matière d’expansion de son entreprise éditoriale. Nous passâmes ce samedi-là à échanger non seulement sur Le Messager, mais plus généralement sur le métier et la condition des professionnels. Le soir venu, en me raccompagnant à l’agence de voyage où j’embarquais pour Yaoundé, je n’avais pas manqué de l’interpeller sur son engagement en politique. Sans regretter cet épisode, il demeurait convaincu que ses actions, que chacun pouvait par ailleurs interpréter à sa guise dans le contexte des années de braise et de la réinstauration du multipartisme, constituaient une participation citoyenne à l’avenir du Cameroun.

Et il l’avait chèrement payé, à travers moult tracasseries administratives et judiciaires ayant culminé avec une grossière incarcération.
Puis Njawé, un condensé de vivre-ensemble, m’avait appelé des mois plus loin. Pour s’assurer que je n’avais pas oublié la réflexion pour laquelle il avait sollicité mon concours. Avant de raccrocher, il me rappela, derrière son rire caverneux, qu’il était venu, le temps pour moi de «travailler pour Le Messager». C’était moins de trois mois avant la faucheuse. Chronique d’un rêve en pointillés.

J’ai connu Pius Njawé vers la fin de l’année 1990. Nous vécûmes l’enfer des «villes mortes», consécutives aux troubles sociopolitiques dont Douala était l’épicentre. Jeune journaliste un peu naïf sur les bords, j’animais alors la rédaction de Challenge Hebdo. Sa stature m’intimidait, et il l’avait compris. Un jour, il me prit à part et me dit, sur un ton ferme : «Je t’interdis désormais de m’appeler ‘’Monsieur’’ !» Ce n’était pas facile. Il me rappela ensuite que sa porte m’était toujours ouverte. Je m’honorais qu’un aîné de ce gabarit me manifeste tant de considération. Il me convia à des séminaires – dont deux fois à l’étranger – de réflexion sur le devenir du journalisme au Cameroun, en particulier, et en Afrique d’une manière générale.

Notre relation s’était consolidée au fil du temps et des événements, en cette période où la chape de plomb de la censure – pour n’évoquer qu’elle – s’abattait impitoyablement sur les journaux à capitaux privés.

Opiniâtre, «Grand-frère» transgressa parfois les instructions du maître censeur en refusant d’escamoter des passages – quelquefois des pages entières – que le ministère de l’Administration territoriale avait interdit de diffusion. Il n’en demeure pas moins que son journal, de temps en temps reclus au maquis comme bien d’autres, imprima des éditions à 110.000 exemplaires, souvent entièrement vendus sous le manteau ; sans compter les photocopies. Son réflexe de l’insoumission a inspiré certains d’entre-nous.

Il arriva souvent qu’il me retrouve au «marbre», dans les ateliers de la Sopecam à Yaoundé, lorsqu’il passait par là superviser les travaux d’imposition de son hebdomadaire, puis bihebdomadaire. Parfois aussi, il venait comme un vulgaire subalterne livrer son corps aux moustiques à côté de la rotative, lorsque le pouvoir consentait à nous laisser imprimer au petit matin, après Cameroon Tribune.

A l’occasion, l’énorme Pius Njawé se faisait fort de me rappeler qu’il n’avait jamais cessé d’être «un ouvrier au service du journalisme», un métier qu’il avait embrassé par passion et dont il était, pourtant, devenu un des princes dans son pays.

Honni par la nomenklatura, redouté par certains opposants bon teint, le résistant Njawé n’en était pas moins un homme de compromis. Il savait, surtout, tenir sa place d’aîné dans ce milieu infesté de faux prophètes et de chasseurs de primes. Il manque une page pour boucler le journal.

Dix ans plus tard, le vétéran se serait-il reconnu dans le journalisme d’accompagnement, finalement devenu la norme au Cameroun ? Le Messager aurait-il pu résister aux compromissions et aux lobbies liberticides, règle quasi-incontournable aujourd’hui, pour subsister ? A titre personnel, j’aurai aimé le voir à l’œuvre en ce moment. Une chose me semble cependant certaine : Pius Njawé vivant, la presse camerounaise ne serait pas autant embarquée dans le clientélisme.

Félix C. Ebolé Bola

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🔴[POINT DE VUE] Haman Mana rend hommage à Pius Njawé décédé il y a 10 ans

Pour la commémoration de l’an X de la disparition de Pius Njawé, Le journal Le Messager a choisi le DP de Le Jour comme éditorialiste invité.

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Une ou deux choses que nous lui devons

Par Haman Mana

Lors qu’aujourd’hui dans notre pays, un rédacteur-en-chef peut boucler son journal, le monter et l’amener directement chez son imprimeur, on semble oublier l’époque, pas si lointaine, où, après avoir terminé de relire la morasse d’un journal, il fallait la faire transiter par un passage obligé : la censure. Installée à la  » Direction des affaires politiques  » du ministère de l’Administration Territoriale, ce service décidait de ce que devaient lire ou ne pas lire les Camerounais. C’est après leur visa que l’on pouvait présenter pour tirage, un journal dans une imprimerie. L’homme à qui la presse camerounaise doit le combat pour la suppression de la censure est celui que l’on commémore en ce jour.

Pius Njawé a fait ce ce combat le sien. Dans toute la vague des revendications d’ouverture sociopolitique du début des années 90, la voix de Pius Njawe portait la demande forte sur la fin de la censure. Le chemin a été long : après la promulgation de la loi de 90 sur la Communication Sociale qui de fait levait la censure préalable, il aura fallu six longues années de combat, pour que son application soit effective…

Pius Njawé, en plus du baroud qu’il a assuré courageusement, au prix souvent d’une liberté qu’il a sacrifiée, intrépide, tant de fois, avait une autre conviction : celle de l’union qui fait la force. On ne l’a jamais assez dit, faute d’avoir pu mettre en place un rassemblement de journalistes au Cameroun,Il rusa en essayant de mettre sur pied la section camerounaise de ce qui était alors l’Union Internationale de la Presse Francophone ( Uijplf) devenue plustard, Upf. Ce sont des envoyés du ministère de l’information et de la Culture de l’époque, qui torpillèrent l’initiative. Il en garda un goût amer, et, loin des mesquineries camerounaises, il porta son souci de se mettre avec les autres, plus loin: Pius Njawe fait partie, et c’est à l’honneur du journalisme camerounais, de la soixantaine d’hommes de presse qui en 1991 ont rédigé  » la Déclaration de Windhoek » qui a consacré le 3 mai comme Journée Mondiale de la Liberté de la presse dans le monde entier.
Il aurait pu lancer la toute première radio privée du Cameroun. le pouvoir, échaudé sans doute par  » l’effet Messager », ne lui en donna jamais la possibilité…

On a trop souvent tendance à l’oublier : Le Messager a été créé par un gamin : en 1979, Pius Njawé avait 22 ans! Et avec sa quarantaine d’années Le Messager fait figure de « doyenne » des journaux de la presse non étatique au Cameroun. Dix années après sa tragique disparition, pour ces portes qu’il a ouvertes et par lesquelles nous passons tous les jours, nous lui devons bien hommage.

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