APRÈS PLUSIEURS MASSACRES, L’ARMÉE CAMEROUNAISE INTERPELLÉE
L’émotion suscitée à juste raison par le massacre des enfants à Kumba le 24 octobre 2020 ne doit pas nous faire oublier des événements tout aussi tragiques qui se produisent dans notre pays depuis quelques années à des intervalles plus ou moins réguliers, sans qu’ils ne donnent lieu à des mesures de remédiation conséquente. La série commence à être longue : l’assassinat odieux d’un bébé de quatre mois à Muyuka dans le Sud-Ouest il y a un peu plus d’un an; le massacre de dizaines de jeunes à Menka-Pinyin dans le Nord-Ouest en mai 2018 ; le massacre des femmes et bébés à l’Extrême-Nord ; les tueries de Ngarbuh ; la disparition du journaliste Wazizi sans compter de nombreux crimes restés inconnus, perpétrés dans des conditions tout aussi ignobles.
Il faut craindre une banalisation de la mort qui ferait glisser notre pays dans l’état des sociétés primitives où la misère et la mort étaient le lot quotidien des populations, au point de ne plus les indigner. Mourir pour la victoire de la vie, c’est le sens de notre combat ; c’est un enjeu de civilisation. Banaliser la mort ne donne plus de sens à la vie. C’est un état de barbarie.
Pourquoi interpeller à cet égard la hiérarchie militaire ?
L’armée a pour principale mission la protection de l’intégrité du territoire et des populations. Or, dans la vie des Etats – au cours de leur formation, leur développement, leur consolidation, etc. -, apparaissent des crises de diverses natures, d’origine interne ou externe, susceptibles d’engendrer des menaces à leur stabilité. Dans le processus de résolution de ces crises, la hiérarchie militaire est une partie prenante importante dans la décision de recourir au feu ou à la négociation et dans ces moments critiques pour un pays, la fonction de chef des armées devient prépondérante dans la mission d’un Chef d’Etat. Il revêt alors le manteau du premier soldat et doit rester près de ses troupes. L’armée est donc un acteur important dans la résolution des crises existentielles d’un pays, et ne peut se dissimuler sous le vocable bien accommodant de « grande muette », alors que sa responsabilité est pleinement engagée.
Alors que, théoriquement, l’armée a le devoir au nom de son code d’honneur de mettre l’intérêt supérieur du pays au-dessus des intérêts particuliers de qui que ce soit, ces moments peuvent également offrir des éventualités de conflits entre les hiérarchies politique et militaire, lorsque celle-ci refuse d’obéir aux instructions de celle-là, estimant en âme et conscience qu’elles sont arbitraires et illégales, voire dangereuses pour la stabilité et la cohésion nationales, pour les libertés et droits fondamentaux des citoyens, bref pour l’ordre social.
Selon l’art de la guerre, la meilleure stratégie militaire consiste à gagner une guerre sans tirer une balle. Et sur ce plan, l’histoire offre moult exemples où les grands stratèges de guerre ont préféré la négociation au feu, pour éviter le coût incontrôlable et multidimensionnel du conflit armé, de part et d’autre. Les stratèges militaires sont également familiers des effets pervers d’un conflit armé qui s’enlise, entre autres la prolifération de l’industrie du crime, dont les intérêts sont très éloignés de l’objectif principal de résolution de la crise génératrice du conflit.
Le Cameroun est entré depuis longtemps dans une zone de turbulence, caractérisée par une dérive vers l’anarchie et un état de jungle, une société fracturée, ainsi qu’une déliquescence économique et sociale du pays, en raison d’un leadership absent et essoufflé. Ces moments créent une extraordinaire confusion sur la direction du pays. Plus le temps passe, sans résolution de cette crise de leadership, plus le pays s’expose à un risque d’implosion et de rupture, au désarroi d’une jeunesse désespérée d’éclosion d’une société sauvage dépourvue d’humanité. En résultera alors une fréquence accrue des actes de barbarie déplorés plus haut.
Face à ce vide de leadership, l’histoire ne devra pas retenir que l’armée, institution dont la noble mission est de garantir des institutions au service du peuple souverain, fut complice des actes visant à anéantir celui-ci par la violation flagrante de ses droits et libertés, et, enfin par sa caution de la mascarade et de la manipulation que nous observons.
Nous devons tous, au-delà de nos affinités politiques ou idéologiques, l’engager à prendre ses responsabilités et faire pression sur les politiques afin d’épargner notre pays de cette perspective chaotique, pour l’asseoir sur des institutions véritablement démocratiques et inclusives. Ce faisant, et au nom de son code d’honneur, elle aura contribué à léguer aux jeunes générations présentes et futures un héritage institutionnel à l’épreuve du temps.
Christian Penda Ekoka
Président du Mouvement AGIR-ACT.