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DE LA TRIPARTITE AU GRAND DIALOGUE NATIONAL, VOICI COMMENT PAUL BIYA JOUE ET DÉJOUE

Par Armand LEKA ESSOMBA

Alors qu’il me fit l’honneur d’une visite à mon lieu de travail, Il y a près d’un mois, mon estimé compatriote, le talentueux journaliste Valentin Siméon ZINGA, m’invita à une conversation, autour de ce que j’appelle, les ripostes politiques aux crises locales.

Il pensait à deux repères : la tripartite de 1991 et le Grand Dialogue National plus récent. Il vient de rendre publique cette conversation dans la deuxième édition du Magazine qu’il vient de fonder et qui est en kiosque dès demain.

Un très beau et riche document que je vous invite à acquérir absolument. Il m’a autorisé à relayer sur ma page Facebook, le contenu complet de cette conversation.

*1-La rencontre Tripartite et la Grand Dialogue National sont apparus comme des marqueurs de la gestion de la conflictualité politique au Cameroun entre 1991 et 2019…En quoi ces rendez-vous font-ils sens de votre point de vue?

En prenant pour point de départ les contextes d’extrême tension sociale, d’épuisement de la confiance dans le leadership institutionnel et de raidissement des fractures politiques, lesquels, à chaque fois, ont conditionné la convocation de ces deux rendez-vous, l’on peut considérer avec le recul du temps, qu’il s’agit en effet de deux marqueurs majeurs de la gestion de la conflictualité politique au Cameroun.
Ils apparaissent à la fois comme deux outils symboliques de domestication de la violence et des tensions politiques tout en étant d’importants repères normatifs et historiques de rénovation institutionnelle dans notre pays.

Bien que la tripartite intervint dans un contexte politique particulièrement tendu, elle ouvrit la voie à la réforme de la Loi fondamentale de 1996. Et comme on le sait, cette réforme constitua un important facteur structurant d’apaisement et de civilisation de la lutte politique, au seuil de notre expérience de démocratisation.

En ce qui est du Grand Dialogue National, bien que ne disposant pas pour l’instant du recul nécessaire pour évaluer l’impact qu’il pourrait avoir sur la pacification durable des mœurs politiques, notamment dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, l’on peut faire l’hypothèse qu’avec une mise en œuvre intelligente et moins nonchalante des principales résolutions qui en ont émergé, le cycle pathologique de la militarisation de l’adversité politique, dans ces Régions, pourraient durablement s’infléchir et l’ambiance sociopolitique du pays en général pourrait retrouver la normalité d’une lutte politique civile, fondée non plus sur la raison des armes, mais plutôt sur les armes de la raison

*2-A bien des égards, la programmation et la tenue de ces rencontres sont le produit /résultat d’un rapport de forces entre le Pouvoir (au sens où l’entend Raymond Aron) et les animateurs de divers mouvements protestataires.*

C’est évident…Il ne peut en effet en être autrement. En général, ce que j’appelle « la raison pouvoiriste », telle qu’on a pu l’observer depuis de longues décennies chez nous, installée dans le confort de ses acquis légalistes et électoralistes, finit souvent par s’accommoder de ses propres paresses politiques et de ses nonchalances institutionnelles. Elle finit par chercher à tout prix à nier ses propres failles, qui constituent pourtant des évidences, et sous prétexte de prudence politique et d’immaturité institutionnelle, l’ouverture des grands chantiers institutionnels, constitutionnellement prévus, est chaque fois reportée.

L’autojustification, chaque fois, a été le répertoire qui servait d’argument polémique face aux impatiences sociales et politiques consécutives à ces situations typiques de détournement des biens symboliques. Les pressions et autres formes de mobilisation de divers mouvements protestataires que vous évoquez et qui, en dépit de ce que l’on pense souvent, jouissent d’une large base sociale de légitimation, révèlent avec une certaine acuité, une forme parfois désespérée de critique de cette « raison pouvoiriste ».

Cette critique de la raison pouvoiriste, lorsqu’elle prend des accents tragiques comme c’est le cas avec la militarisation de l’adversité politique dans deux de nos régions, ou comme ce fut le cas en 1991 avec la quasi paralysie du pays marquée par des expériences d’insurrections urbaines dispersées, peut ouvrir la voie à un cycle de convulsions sociales plus larges et préparer la voie à des expériences de grands saccages du fait de toutes sortes d’interférences.

L’intelligence politique commande dès lors de faire asseoir les forces vives du pays, de sortir de l’autojustification systématique, au moins de faire semblant de plaider coupable, d’apaiser des tensions, de soigner les blessures et de couvrir les cicatrices ouvertes.

*3-Le coût socio-politique des conjonctures dans lesquelles la Tripartite et le Grand Dialogue National ont été organisé, fut élevé…

Très élevé, il n’ya pas de doute là-dessus. Dans le contexte de la Tripartite par exemple, la vie politique se structurait au rythme d’une certaine radicalisation des tendances politiques et de leurs liaisons sociales. La revendication contagieuse et intempestive d’une Conférence Nationale Souveraine constituait l’horizon idéologique et doctrinal de ceux qu’on considérait à l’époque comme les porteurs du changement. Sept provinces sur dix affichaient de manière manifeste leur indocilité aussi bien fiscale que sociale à l’égard de l’autorité centrale incarnée par le Régime au pouvoir. « Biya Must go » first, était le cri de ralliement de la plupart des nouveaux leaders de l’opposition.

Cette radicalisation n’affectait pas exclusivement les forces dites du changement. Le pouvoir à travers ses ressources de répression fit recours à toutes sortes de techniques de brimades, d’intimidations et d’humiliation (la bastonnade publique de certains leaders par exemple…). Du fait de la désobéissance civile active et de l’inflation des déviances ethnicistes, le pays a enregistré d’importantes dégradations dans l’inter socialité et sa convivialité ethnocommunautaire historique.

Depuis lors, la conscience ethnique prenant conscience d’elle-même, est devenue le prisme dominant à partir duquel l’on pense la vie ensemble chez nous. La recherche spécialisée n’a pas encore ouvert de la manière la plus approfondie ce chantier.

Si vous ajoutez à tout ce tableau, le contexte du Grand Dialogue National, avec son lot de morts, de désaffiliation sociale, de déplacement forcés, de stress politique et d’ensauvagement, l’on a un tableau qui fait signe, sans trop d’excès, à la répétition d’un suicide

*4-D’une certaine manière, apparaissent aussi – en creux ou en crête – des invariants de la méthode de gestion des crises politiques au Cameroun sous le président Paul Biya. Lesquels vous paraissent particulièrement pertinents pour comprendre son régime?*

Il ya avant tout à l’observation, un travail politique et symbolique sur le langage. Les crises ne doivent pas être des crises institutionnelles et globales. Un travail d’élaboration et de communication publique est fait et diffusé pour indiquer qu’il s’agit avant tout de revendications ciblées et non de crises.

Ensuite, il y a presque toujours un certain rapport au temps. Ce rapport particulièrement lent au temps des crises, peut être entrevue comme une technique d’épuisement et d’essoufflement des entrepreneurs de colère lorsqu’ils n’arrivent pas se légitimer socialement et à élargir leurs alliances. Ensuite, quand les alternatives se réduisent, un grand forum est convoqué dans la capitale et les principaux acteurs s’adonnent à mimer et à espérer le changement.

Un politologue réputé suggéra récemment le concept de «révolution passive » emprunté au penseur marxiste Gramci pour comprendre la manière dont le pouvoir central domestique les crises et les spasmes politiques par un double mécanisme de flexibilité et de raidissement, visant à avoir le contrôle ultime sur le mouvement social et le calendrier des réformes attendues.
On pourrait partir de là pour bien observer que ce contrôle institutionnel des crises et autres tendances insurrectionnelles, s’appuie toujours sur l’affirmation de la centralité du pouvoir exécutif dans son mandat gouvernant.

Toutefois, cette centralité se nourrit presque toujours de la sanctification et du décentrement du pouvoir présidentiel. Le Premier ministre est mis en avant et la figure du Président est épargnée de toute polémique, tout en le consacrant unique garant et recours exclusif, ultime et légitime.

Il s’agit d’une technique particulièrement inédite de renouvellement des ressources de la légitimité du Président.

« Tout part de lui… et Tout retourne à lui,…donc Tout dépend de lui ». Telle serait l’aphorisme qui rendrait à peu près compte de ce grand art de ruse politique

*5- On y reconnaît aussi les traits de style de méthode du Chef de l’Etat comment vous apparaît-il dans ce registre? Ses partisans disent de; lui qu’il est pondéré, sage, peu porté à agir sous la pression. *Ses adversaires affirment que ses actions relèvent de la technique du « pourrissement», et de la roublardise. Comprenez-vous les uns et les autres?

L’observateur ne peut que noter cette ambivalence dans l’appréciation des partisans et des opposants. L’on ne peut nier que dans la posture qu’on lui connait depuis les quatre décennies qu’il gouverne, certains des adjectifs que vous évoquez collent au portrait moral et politique du Chef de l’État.

La pondération, le refus d’un certain ré actionnisme peuvent être reconnus comme étant d’une certaine manière, des attributs d’une certaine sagesse politique. Ce point de vue déborde largement la frontière de ceux qui le béatifient et qui en appellent à faire de lui une « Sainteté politique », ici et maintenant.

Toutefois, devant certaines situations particulièrement élevées de stress collectif, beaucoup n’ont pas tort de manifester leur incompréhension devant ce que certains considèrent comme ses silences, ses nonchalances et parfois ses « ponce pilatisme ».

Je vous fais remarquer par exemple que depuis près de 20 ans aujourd’hui, dans mes recherches de sociologue professionnel, en examinant attentivement les discours du Chef de l’Etat, il nous arrive parfois d’avoir l’impression que depuis lors, le Président de la République s’exprime comme le leader de l’opposition. C’est lui le grand dénonciateur de l’Inertie, c’est lui le grand dénonciateur de la corruption, c’est lui qui dénonce parfois le gouvernement de ne pas bien utiliser le Budget d’investissement public (BIP) comme en 2013… laissant parfois l’impression d’un Chef qui dénonce plus qu’il ne gouverne. Tout ceci est donc très compliqué.

Quant à la roublardise, pourriez-vous me citer un seul politicien qui ne ferait pas recours à cette ressource précieuse pour son métier ?

*6-A tout prendre, comprenez-vous qu’une certaine opinion ait réduit ces rendez-vous à de  » simples » moments de catharsis collective?*

Réduire ces rendez-vous à de simples moments de catharsis collective, serait faire preuve de simplisme. L’on ne peut nier que la Tripartite bien qu’engagée à l’époque dans un contexte de défiance et de polémique, constitua le sous-sol légitime d’une espérance de rénovation qualitative de notre vie politique et institutionnelle. Boycottée au départ par des forces politiques importantes, elle finit par s’imposer comme une réponse équilibrée et originale de la gestion des soubresauts et tensions inhérentes à notre démocratie balbutiante.

Quelque chose sortit de la Tripartite. Bien entendu, certains souhaitent toujours aller plus loin et regrettent que ces expériences n’aient pas donné lieu à des chamboulements bruyants et fracassants. Ce qui en définitive importe, c’est notre capacité collective à veiller, à surveiller et pourquoi pas, à « punir » celles de nos élites et de nos autorités qui chercheraient à jouer avec ces acquis.

La mise en œuvre intelligente et rapide de la plupart des résolutions issues de ces repères et réservoirs d’apaisement, peut aider à la modernité institutionnelle à laquelle chacun d’entre nous aspire.

*7- Que pourrions-nous en tirer comme enseignement pour notre collectivité politique?

La plupart de nos communautés politiques dans leur ascendance antécoloniale, valorisèrent de tout tant la palabre. Comme « juridiction de la parole », la palabre ne constitua pas simplement une «technique de gouvernement », mais aussi et surtout « une philosophie de gouvernement ». La démocratisation sous sa coloration néolibérale récente, nous a privés de la possibilité d’approfondir les digues politiques et philosophiques qui ont naguère constitué un viatique précieux de nos sociétés politiques anciennes.

En réinterrogeant cet éthos de la palabre, l’on peut progressivement échapper à la trajectoire agonistique que la rencontre avec les monde euro-américains nous a dessiné, en réhabilitant le dialogue et la conversation des contraires, comme nœud du gouvernement de nos sociétés.

Ceci nous évitera, très probablement dans la durée, du spectacle constant des drames humains et des destructions incroyables de nos fragiles tissus sociaux que nous expérimentons en ce moment même.

Lignes d’Horizon, no 002 Octobre 2020, PP24-25

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