LE CONVOI DE L’ARMÉE FRANÇAISE DE NOUVEAU BLOQUÉ AU BURKINA
C’est un vrai jeu du chat et de la souris qui se joue au Burkina Faso. Après avoir subi un long blocus à Kaya et fait marche-arrière, le convoi de l’armée française est bloqué à nouveau ce mardi par des manifestants à Loango, à une trentaine de kilomètres de Ouagadougou, apprend-on de plusieurs sources locales. Nous vous proposons cette analyse de nos confrères du journal français Le Point.
《 La population burkinabè et la jeunesse ne sont pas contre la France, mais contre le système français. On nous parle d’accords gagnant-gagnant. Mais nous, ce qu’on voit, c’est une relation de maître à esclave, même si c’est un langage un peu abusif. En tout cas, de patron à prolétaire. » Sur le campus de l’université Ki-Zerbo de Ouagadougou, Oumar, 26 ans, étudiant en philosophie, débat sous un margousier de la défiance vivement exprimée ces derniers jours vis-à-vis de la présence militaire française au Sahel.
Ce jeudi 18 novembre, un convoi logistique de l’opération Barkhane assurant la liaison Abidjan-Gao a été bloqué à Kaya, à 100 kilomètres au nord-est de Ouagadougou, par des milliers de manifestants. Arborant des slogans « France, dégage », ou « À bas la France », ils ont contraint le convoi militaire à rebrousser chemin à l’issue de trois jours de blocus. Un fait inédit.Nombre de ces manifestants, emmenés par la Copa-BF (Coalition des patriotes du Burkina Faso), soupçonnaient notamment le convoi de livrer des armes aux djihadistes et réclamaient son inspection.
Ce dimanche, sur LCI, le patron du Quai d’Orsay, Jean-Yves Le Drian, a dénoncé le rôle des « manipulateurs, par des réseaux sociaux, par des fausses nouvelles, par l’instrumentalisation d’une partie de la presse, qui jouent contre la France, certains parfois même inspirés par des réseaux européens, je pense à la Russie ». Allusion, notamment, à la Copa-BF, une organisation née en juillet, qui avait récemment invité, dans le cadre d’une manifestation contre le néocolonialisme, l’activiste franco-béninois Kémi Séba, lié à des réseaux russes – il a été expulsé du Burkina Faso le 30 octobre avant de pouvoir rallier l’événement.
Si la propagande visant à démonter les forces françaises au Sahel est indéniable, virulente (au sujet de la France qui recruterait et formerait des djihadistes, des « 11 accords secrets » entre la France et le Burkina Faso et en défaveur de ce dernier, ou des « faux » soldats français morts au Sahel), le fait qu’elle soit bien reçue ne peut pourtant pas se résumer aux guerres d’influence de puissances étrangères. D’autant que l’accusation de collusion entre l’armée française et les djihadistes n’est pas l’apanage de groupuscules ou d’activistes au Burkina Faso. Elle traverse plusieurs couches de la population, de l’administration parfois aussi. « Ce sentiment coule dans le sang de tous les Burkinabè », assure Sankara, 25 ans, étudiant en géologie, vêtu d’une tunique en Faso Dan Fani blanche.
Ces charges traduisent plus profondément le malaise qui affecte la relation entre la France et le pays des hommes intègres. « Ce n’est même pas une relation, c’est un protocole pour les intérêts de la France. Une relation, chacun y gagne », poursuit Sankara. Et de pointer la présence de Sabre, unité des forces spéciales françaises stationnée à Kamboinsé, en périphérie de Ouagadougou. « Si vous êtes là, c’est pour nous aider à régler le problème d’insécurité, mais on ne voit pas les résultats », argue-t-il. « On ne comprend pas le but de Barkhane, ni les résultats qu’ils obtiennent. Depuis qu’ils sont là, le terrorisme ne fait que s’amplifier. On voit qu’ils sécurisent leurs sites simplement », abonde Ouedraogo, étudiant en sciences de la vie de la terre (SVT) de 27 ans, à proximité d’un petit kiosque distribuant du café noir. Depuis 2015, les violences d’acteurs armés ont fait environ deux mille morts au Burkina Faso.
« Depuis l’époque de nos grands-parents, notre pays vous a soutenus dans vos guerres. Aujourd’hui, on fait un blocus, et vous (la France), vous bloquez nos réseaux sociaux. C’est ça, l’amitié ? », reprend Sankara. Une coupure de connexion du réseau mobile est survenue ce samedi vers 22 heures, peu après le départ du convoi français de Kaya. « On en a besoin pour tout. Pour manger, car on paie en transfert d’argent, pour étudier… », explique Ouedraogo. Il était là, déjà, sur ce campus, quand Emmanuel Macron y a prononcé un discours le 28 novembre 2017. Même s’il n’a « pas pu entrer dans l’amphi ». Son camarade de l’UFR de SVT, Abdoul Karim Sawadogo, 23 ans, se dit aujourd’hui déçu par le président français. « On pensait qu’il serait différent. Il avait l’air plus moderne que les présidents français antérieurs, et puis il avait reconnu les crimes de la colonisation. Mais non. Aujourd’hui on aimerait qu’il s’exprime sur la situation, qu’il nous explique quels sont les partenariats entre la France et le Burkina, ce qu’il y a dans ce convoi militaire, et à qui le matériel est livré. » « Il faut que vous quittiez le Burkina pour qu’on scie nos relations. On va repartir à zéro », tranche, plus amer, Sankara.
Ce sentiment « anti-présence militaire française » s’était déjà manifesté ouvertement au Mali et au Niger. « Au Burkina Faso, on ne peut pas dire qu’il n’existait pas, mais il n’était pas largement diffusé et partagé. Rien n’avait jusqu’alors été entrepris contre des positions ou des intérêts français. Le blocus contre le convoi militaire français est une première, relève Lionel Bilgo, analyste politique et entrepreneur. Il y a en effet un sentiment de complot qui envenime et alourdit. Mais le vrai et le faux empruntent le même chemin. »
Selon lui, la rupture entre la France et le Burkina est aujourd’hui « grandement consommée », avec un rejet local d’une « infantilisation continue ». « Ces divisions sont portées par une frange très jeune de la population qui n’a plus la patience d’attendre que les actes soient posés, ce qui amène à cette explosion, potentiellement violente.
Face à eux, la France n’a pas réussi à ouvrir de nouvelles perspectives de coopération, malgré l’histoire qui nous lie. La politique africaine de Paris est désuète. Quant aux chefs d’État dans la région, ils sont très affaiblis, vomis par endroits, et n’arrivent plus à maîtriser leur population. »
À ce sujet, le Dr Poussi Sawadogo dit, lui, avoir été « surpris par le manque d’anticipation des autorités », alors que la contestation avait débuté à Bobo-Dioulasso et à Ouagadougou dès le 16 novembre. Quant à la « colère », elle traduit selon cet ancien diplomate enseignant les relations internationales à l’Université libre du Burkina Faso, « l’incompréhension » de la population, face à la disproportion entre les moyens opérationnels et logistiques de Barkhane, et les attaques en série perpétrées sur le territoire burkinabè. « Cette colère s’est amplifiée avec l’attaque horrible d’Inata [survenue le 14 novembre, faisant 53 morts dont 49 gendarmes, NDLR]. Deux jours plus tard, les populations voyant passer ce convoi militaire français impressionnant ont pu se demander où étaient passées ces forces-là au moment de l’attaque. Il y a fondamentalement un problème de communication, et notamment de communication de crise. Mais la question de la défiance vis-à-vis de la stratégie de la France au Sahel s’articule aussi à des questions de gouvernance interne, sans parler des luttes partisanes », résume-t-il.