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LE SEUL OBJECTIF D’ALPHA CONDÉ : VOLER, DOMINER ET RUINER LA GUINÉE

Les violences qui ont paralysé la Guinée ces derniers jours d’octobre n’ont rien de surprenant. La sanglante répression qui vise à contenir les contestations populaires n’est qu’une traduction de ce que sont la société guinéenne et le pouvoir politique, et ce, depuis l’indépendance en 1958. C’est-à-dire une société marquée par la généralisation de la tyrannie à tous les niveaux de la vie sociale, et un système politique organisé selon les logiques de la ponction et de la criminalité. En fait, de Sékou Touré à Alpha Condé, la logique du pouvoir est demeurée inchangée : dominer et ruiner. De 1958 à 2019, les Guinéens n’ont éprouvé leurs vies que sous l’effroyable forme de la déshumanisation.

C’est ce précédent constat qui me fait croire que « l’affaire du troisième mandat » ne devrait pas constituer le seul l’objet de la lutte pour l’émancipation démocratique de la Guinée. Le problème en effet n’est pas qu’Alpha Condé veuille changer la Constitution pour briguer un troisième mandat. Surtout que l’idée même de Constitution dans une culture politique de non-droit, comme celle de la Guinée, demeure un vœu pieux. C’est l’absence historique d’institutionnalisation du pouvoir politique qui devrait être l’objet fondamental de la lutte populaire. Autrement dit : le problème dépasse la personne d’Alpha Condé lui-même, il tient à la personnalisation du pouvoir politique et à la longue criminalisation de l’Etat qui en découle.

Une analyse de l’histoire politique de la Guinée depuis les indépendances permettrait de voir que les oppositions et les gouvernements successifs n’ont jamais été républicains, comme certains hommes politiques, recyclés dans l’opposition, le laisseraient croire. En réalité, les luttes politiques ont toujours été des luttes pour contrôler à son seul avantage les réseaux d’accumulation de la richesse. C’est qu’en Guinée, et en Afrique de manière générale, « la politique est toujours vécue comme une forme à peine simulée de la guerre », comme l’a fait remarquer à juste titre Achille Mbembe. Cette logique de la guerre fait de la conquête du pouvoir l’enjeu principal de la démocratie. Très rares sont les manifestations de l’opposition guinéenne qui dénoncent le scandaleux état des services de santé, la ruine de l’éducation, et, surtout, l’insalubrité macabre auquel se sont accommodés les Guinéens.

Si on veut déclencher une réelle prise de conscience, il faut admettre cette étrange vérité : et l’opposition et le gouvernement actuel manifestent une indifférence légendaire à l’égard de la vie des Guinéens. Politiquement parlant, le Guinéen et l’Africain sont des orphelins. C’est pourquoi j’estime qu’il ne faudrait pas se tromper de combat en protestant seulement contre un éventuel troisième mandat. Pour que la juste colère des Guinéens entraîne un réel changement, il faudrait que la lutte pour l’émancipation prenne la forme d’une réhabilitation de l’Etat afin que celui-ci devienne un agent de justice effectif. Ce qui nécessitera un préalable : reconnaître la dignité de la vie humaine de chaque Guinéen et se donner les dispositifs juridiques et institutionnels destinés à rendre effective cette reconnaissance.

La question est de savoir, dans la situation actuelle, comment y parvenir ? Exiger d’Alpha Condé qu’il respecte la « Constitution » ? Peut-être. Mais rien ne nous dit qu’un changement au niveau de l’exécutif se traduirait par une métamorphose de la logique criminelle de la gouvernance, lourdement ancrée au sein de la société. La majorité des opposants actuels ont contribué par leurs engagements au sein des gouvernements précédents à perpétuer « la politique du ventre » qui a longtemps régi le système politique guinéen.

Il faut repartir de zéro, c’est-à-dire poser les questions que les Guinéens ne se sont jamais posées. Comment voulons-nous vivre ensemble ? Comment organiser politiquement un pays multiculturel, divisé géographiquement en des régions culturellement distinctes ? Quelles conceptions du pouvoir et de l’Etat seraient à même de consacrer la justice sociale et la représentativité politique des Guinéens ? Comment penser la légitimité du pouvoir politique, son organisation et sa redistribution afin de prévenir la domination et la confiscation du pouvoir ? Toutes ces questions reviennent à penser les conditions sociopolitiques favorables à l’épanouissement de la vie humaine, car s’il est un défi qui attend les Guinéens, ce ne sont pas d’abord la relance économique et la construction d’hôtels, mais le développement d’une culture humaniste capable de donner sens à l’idée d’intérêt général.

Mon opposition à un troisième mandat ne fait aucun doute. Mais j’invite la classe politique guinéenne et ceux que l’on appelle faute de mieux les représentants de la « société civile » à concevoir une autre forme d’opposition, moins coûteuse humainement, mais plus exigeante intellectuellement, proposer au gouvernement actuel et à Alpha Condé d’imaginer une autre Guinée, celle qui naîtra des réponses que l’on donnera ensemble aux questions précédentes.

Il faut fonder politiquement la Guinée : Alpha et ses opposants peuvent-ils relever le défi d’être les véritables pères de la nation guinéenne, celle justement qui attend toujours de naître ? Si oui, il faudra donc, le temps d’en jeter les bases, suspendre la prochaine élection présidentielle pour privilégier un départ négocié de l’actuel président. C’est là une voie parmi tant d’autres, mais qui a l’avantage d’inviter les acteurs politiques à concentrer leurs efforts sur un travail de fond, celui de changer le système autoritaire de la gouvernance et les conceptions du pouvoir politique qui la sous-tendent.

L’urgence n’est pas l’élection de 2020, mais la tenue d’un dialogue national. Que de celui-ci puisse naître un nouveau gouvernement, composé à la fois des membres de l’opposition, de la société civile et du gouvernement actuel. Voilà qui serait prometteur ! Ce nouveau gouvernement sera appelé à une responsabilité toute nouvelle et sans précédent, celle de faire reconnaître et de faire respecter l’inestimable valeur de la vie humaine. Ce qui, on l’a dit, nécessitera un nouvel imaginaire politique, celui qui ouvrira la voie à l’an I de la nation guinéenne.

Amadou Sadjo Barry est guinéen, professeur de philosophie au collège d’enseignement général et professionnel de Sainte-Hyacinthe, à Québec 

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