UN JOURNAL FRANÇAIS FAIT DES RÉVÉLATIONS TERRIFIANTES SUR LE PATRON DU BIR
Par Mathieu Olivier
Il n’apparaît sur aucun organigramme officiel, mais au Cameroun, nul n’ignore qu’il est la pierre angulaire d’un système israélien qu’il a contribué à implanter, de la colline d’Etoudi à la marina de Kribi. Portrait d’un homme aux réseaux tentaculaires.
L’alcool coule à flots. Derrière le bar qui longe le restaurant, un professionnel des cocktails manie ses shakers avec virtuosité, attirant les regards. Quelques bouteilles d’un alcool plus fort attendent leur nouveau propriétaire dans un sceau rempli de glaçons qui ne tarderont pas à fondre. Ce soir, pour les clients privilégiés (et fortunés) du Famous, le restaurant-cabaret le plus branché de Yaoundé, la nuit camerounaise tient ses promesses. Elle a la couleur ambrée du whisky et la saveur pétillante du champagne. Au cœur du quartier Bastos, l’adresse est devenue incontournable. Samuel Eto’o y a récemment passé la soirée avec le patron de la Fifa, Gianni Infantino. Les artistes Charlotte Dipanda et Lady Ponce s’y sont produites, comme Maître Gims ou Wes Madiko.
Au milieu des stars africaines et internationales, un homme y a également ses habitudes : Eran Moas. Le visage du conseiller du Bataillon d’intervention rapide (BIR, forces spéciales camerounaises) est bien connu des plus assidus. Le 3 novembre de cette année, il est même fort possible que l’Israélien vienne y célébrer son 45e anniversaire, entouré de ses plus proches amis. Son 23e fêté sur les terres camerounaises. Dans l’ambiance festive, l’homme de l’ombre des troupes d’élites de Paul Biya ne semble pas cultiver le secret. Il est comme chez lui. Et pour cause : c’est le cas. Décrit comme « le club des Israéliens » dans les hautes sphères de Yaoundé, le Famous est géré par la société Danaet. Son propriétaire n’est pas renseigné au registre du commerce, mais Moas en est l’un des principaux financiers.
De Kinshasa à Yaoundé
Selon plusieurs de ses fréquentations, le conseiller du BIR gère (ou a géré) la participation de la communauté israélienne au Cameroun dans de nombreuses autres sociétés, comme MegaHertz et Ringo (deux sociétés de communication), le café-restaurant l’Espresso House, ou le Safari Club, devenu depuis moins d’un an le Trust Club.
Comment a-t-il acquis ce rôle central ? Flashback. Fraîchement sorti d’un service militaire obligatoire en Israël, Eran Moas débarque au Cameroun en 1998. Il a à peine 22 ans. Technicien en communications, il est alors employé par la société Tadiran, l’un des fleurons israéliens des technologies de surveillance et de radars. À l’époque, les relations entre Yaoundé et Tel-Aviv sont déjà au beau fixe. Depuis 1984 et le coup d’État qui a failli le renverser, Paul Biya fait confiance aux Israéliens pour réformer son système sécuritaire. Il souhaite s’affranchir des Français, trop proches, selon lui, de son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo. Son voisin congolais, Mobutu Sese Seko, lui présente un homme, Meir Meyuhas. Ce juif égyptien connaît parfaitement l’Afrique centrale.
Ancien espion au service de l’armée israélienne (infiltré en Égypte dans les années 1950, il y sera arrêté et emprisonné), il fréquente déjà les cercles du pouvoir mobutiste à Kinshasa au début des années 1970. Lorsque le Zaïre rompt ses relations avec Israël à la suite de la guerre du Kippour en 1973, c’est lui qui en informe le premier l’ambassadeur de l’État hébreu en Égypte, un de ses proches. Et, en 1982, alors qu’il a contribué à la formation de la garde rapprochée du leader zaïrois, c’est encore lui qui est à la manœuvre pour favoriser le rétablissement des relations entre les deux pays, servant d’intermédiaire entre Mobutu, le Premier ministre Ariel Sharon et le ministre de la Défense Shimon Peres.
Meir Meyuhas saute sur l’occasion pour se rapprocher de Paul Biya. À Yaoundé, où il a ses habitudes à l’hôtel du Mont Febe – la suite 802 devenant son quartier général –, il fait venir son compatriote Avi Sivan. D’abord nommé attaché de défense à l’ambassade israélienne, ce dernier se retrouve rapidement chargé de réformer la garde présidentielle, jusqu’ici sous influence française. Sivan apporte son savoir-faire. Il est l’un des cofondateurs de l’une des unités les plus célèbres d’Israël, la 217. Corps d’élite – initialement composé de Druzes et formé en particulier à l’infiltration dans les zones palestiniennes –, celle-ci est surnommée « Duvdevan », cerise en hébreu, car elle est réputée être la seule à pouvoir s’enorgueillir de se trouver sur le gâteau.
Les années fastes
La méthode Sivan bénéficie des atouts de Meyuhas. L’ancien espion dispose en effet de sociétés privées et d’une licence exclusive d’exportation d’équipements militaires délivrée par le ministère israélien de la Défense pour services rendus. Affaibli par la première guerre du Liban de 1982, Tel-Aviv a lancé une privatisation de son secteur de défense et favorise à tout va la création d’entreprises d’armement à la tête desquelles elle place des anciens de Tsahal, son armée. En d’autres termes, l’époque est florissante pour qui souhaite se lancer dans les affaires sécuritaires, notamment en Afrique centrale. Après la garde présidentielle, le colonel Avi Sivan s’attaque à la formation du Bataillon léger d’infanterie, qui deviendra par la suite le Bataillon d’intervention rapide (BIR).
Sivan les équipe de la tête aux pieds (uniformes, fusils d’assaut Galil, fusils mitrailleurs Negev, véhicules blindés…) grâce au matériel de Meir Meyuhas et de son fils Sami, qui a rejoint le business familial. Les Israéliens n’ont aucun souci à se faire : les caisses du BIR sont alimentées par la Société nationale des hydrocarbures à la demande express du chef de l’État.
Quant au bataillon, il ne rend compte qu’au palais d’Etoudi, en l’occurrence au secrétariat général de la présidence. En 1998, lorsque le jeune Eran Moas débarque à Yaoundé, Avi Sivan est le patron incontesté du BIR, sous la supervision de Paul Biya. Le colonel est un habitué de la nuit de Yaoundé et il n’est pas rare de le voir danser dans des discothèques jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il possède également une villa à Kribi, où il s’adonne volontiers à la pêche.
Si le ministère israélien de la Défense met fin à la licence exclusive de Meyuhas aux alentours de l’année 2000, les affaires sont prospères et le BIR continue d’être un excellent client des entreprises israéliennes telles que Israel Weapon Industries.
Autour d’Avi Sivan, conseiller à la présidence, la communauté israélienne s’étoffe à Yaoundé. Outre Eran Moas, les généraux de brigade Meyer Heres et Erez Zuckerman – qui a démissionné en 2007 de Tsahal après une opération manquée lors de la guerre du Liban de 2006 – font leur apparition. En 2010, Sivan meurt dans un accident d’hélicoptère dont les circonstances demeurent floues. Heres et Zuckerman, qui aurait ensuite quitté le pays en 2017, prennent le relais. À leurs côtés, Eran Moas, devenu conseiller auprès de l’état-major du BIR.
Des primates et des entreprises
L’Israélien apprend rapidement le français, épouse une Camerounaise, Lucie, et trouve sa place au cœur de l’Afrique centrale, dans les collines de Yaoundé. Impliqué, selon un proche, « dans la vie sociale et associative camerounaise », il finance notamment Ape Action Africa (AAA, ONG fondée par Avi Sivan en 1996), où travaille l’un de ses anciens proches camarades de service militaire, Ofir Drori.
À ses interlocuteurs, Moas ne manque d’ailleurs pas de montrer des clichés d’un chimpanzé recueilli dans le parc de la Mefou (Centre) et baptisé Eran en son honneur. Il possède en outre au moins trois ou quatre villas à Yaoundé, ainsi qu’une autre à Douala, sans compter les résidences de luxe qu’il a pu acquérir aux États-Unis, notamment dans la région de Los Angeles.
S’il rencontre plusieurs fois par an le chef de l’État, c’est en revanche un autre Israélien, le général de brigade Baruch Mena, qui est chargé des questions militaires liées au BIR. Selon plusieurs sources, Moas garde en revanche la main sur les aspects économiques, comme les contrats de fourniture en équipements, et sur la relation stratégique avec le secrétariat général de la présidence, occupé depuis 2011 par Ferdinand Ngoh Ngoh. Les deux hommes – et leurs épouses – se connaissent très bien. Depuis des années, ils ont pris l’habitude de voyager ensemble et de se retrouver à Kribi, où Moas a conservé l’ancien bateau d’Avi Sivan, un puissant quatre moteurs idéal pour la pêche au large. De quoi discutent le décisionnaire de la présidence et l’entreprenant Israélien sur les flots de l’Atlantique ?
Selon des documents en possession de Jeune Afrique, deux entreprises liées à Eran Moas, les dénommées PortSec SA (enregistrée au Panama) et Tandyl Developement, ont bénéficié ces dernières années d’actes signés ou initiés par le secrétariat général de Ferdinand Ngoh Ngoh, en l’occurrence un décret d’expropriation forcée dans le cadre d’un projet immobilier à Yaoundé, et un contrat de sécurisation passé de gré à gré pour le port autonome de Douala. Contacté par nos soins le 6 octobre, Eran Moas n’a pas souhaité répondre à l’auteur de ces lignes. Son nom ne figurant sur aucun organigramme du BIR, il se présente aujourd’hui auprès de certains de ses interlocuteurs les moins informés comme un « consultant » et un « entrepreneur indépendant ».
Source : Jeune Afrique