VOICI COMMENT ET OÙ LA FRANCE A CACHÉ 1700 TONNES D’OR EN AFRIQUE
L’émergentier Cheickna Bounajim Cissé vient de publier « FCFA – Face Cachée de la Finance Africaine » (BoD, 2019). Dans cet ouvrage choc qui bouleversera plus d’une certitude, l’auteur révèle, entre autres, l’histoire sécrète de l’or de la Banque de France qui a trouvé refuge à Kayes, au Mali. Combien de Français savent que la moitié de l’or de leur pays (1 100 tonnes), convoité et activement recherché par l’Allemagne hitlérienne, a été caché après moult péripéties dans une petite bourgade africaine, à l’Est du Mali ?
Le 26 août 1944, quand le général de Gaulle descendait, fièrement et triomphalement, l’avenue des Champs-Élysées, les caves de la Banque de France étaient désespérément vides. La France était libre, mais elle était essorée par quatre ans de conflit meurtrier (541 000 morts dont 330 000 pertes civiles), avec des dégâts matériels et financiers estimés à plusieurs centaines de milliards de francs. Selon les historiens, plus d’un million de ménages français (sur un total de 12,5 millions) étaient sans abri, des villes entières avaient été rasées (dont Brest, le port d’embarquement de l’or en direction du continent africain). C’est dire combien la situation économique et financière de la France était difficile, presque indigente. Où est passé l’or du peuple de France ?*
En septembre 1939, au moment de la déclaration de la seconde guerre mondiale, la France détenait dans ses caves 2 500 tonnes d’or, soit 20 % des réserves mondiales des banques, et le deuxième stock d’or du monde après celui des États-Unis. Sentant l’étau allemand se resserrer autour du territoire national, les dirigeants de la Banque de France, avec le consentement de l’autorité politique, prirent la décision de faire « évacuer » leur stock d’or de « la Souterraine » à Paris et de leurs 200 succursales disséminées un peu partout sur le territoire national, pour le mettre en lieu sûr. Au cours du mois de juin 1940, 1 700 tonnes d’or ont pu ainsi quitter les ports français en direction du continent africain et de la Martinique. Selon les historiens, ce fut la plus grande « flotte d’or » qui ait jamais vogué sur les mers.
Le conseiller auprès du gouverneur de la Banque de France pour les questions historiques, Didier Bruneel, dans sa collection Cahiers anecdotiques de la Banque de France, retrace l’épisode africain du parcours de l’or français : « Le 30 mai 1940, devant l’avancée des armées allemandes, la Banque de France demande à toutes ses succursales possédant une encaisse-or de l’évacuer immédiatement. La marchandise doit quitter le territoire national, trop menacé, pour gagner un lieu que l’on pense plus sûr – les États-Unis –, mais qui, en raison des circonstances, sera en fait une colonie française d’Afrique. À Brest, 3 agents de la Banque sont chargés de cette mission : M. Lajule, directeur de la succursale de Brest, M. Gontier, contrôleur principal, responsable du transport outre-mer, et enfin M. Stiot, chef de service, chargé de réceptionner et d’entreposer l’encaisse. Du 30 mai au 14 juin, 60 convois arrivent dans le port breton par chemin de fer. L’or envoyé par des succursales de toute la France est mis en caisses pour les lingots, en sacoches pour les pièces, avant de remplir des wagons prêts à partir. Au fur et à mesure de leur arrivée, les trains sont déchargés à dos d’homme, puis les colis sont mis dans des camions qui partent immédiatement pour le fort de Portzic. En tout, 16 201 colis en caisses et sacoches, représentant 736 tonnes d’or, sont entreposés dans la poudrière du fort ! […] Le 21 juin, les côtes de Casablanca sont en vue. Le directeur général de la Banque du Maroc estime imprudent de débarquer la cargaison. Ordres et contre-ordres se succèdent, et le 24 juin à 5 heures du matin, les bateaux repartent, en longeant les côtes, pour Dakar. 4 jours plus tard, ils sont enfin arrivés à bon port. Mais la situation est là aussi tendue. On redoute des troubles, et le représentant de la Banque de l’A.O.F. signale qu’il n’a aucun lieu disponible pour l’or de la Banque de France. Gontier se met alors en quête d’un local. Aidé par l’amiral Cadart, il visite les forts près de Dakar. Rien ne peut convenir. Le 1er juillet, ils se rendent au camp de Thiès, à 75 km de la capitale africaine. Les bâtiments ne sont pas exceptionnels, mais face à l’agitation en ville et aux menaces qui pèsent sur les navires, il est urgent de prendre une décision[1]. »
À l’issue de l’étape sénégalaise, jugée trop instable et incertaine, la décision est prise de transférer du camp militaire de Thiès la cargaison d’or à Kayes. Cette ville de l’ex-Soudan français (actuel Mali) a été préférée à sa consœur Bamako, la capitale, à cause de sa proximité avec le port de Dakar par liaison ferroviaire. « Le 23 septembre 1940 (Dakar étant attaqué par des forces anglaises, et la menace de tentatives de débarquement à Rufisque et sur la petite côte proche de Thiès), le gouverneur général Boisson et le général Barrau, commandant supérieur en A.O.F., donnent l’ordre de transporter tous les dépôts d’or de Thiès à Kayes (ex-Soudan) », peut-on lire dans les archives de la Banque de France. Selon les spécialistes, cette ville de l’ex-Soudan français a été choisie à cause de son avantage militaire. Elle est éloignée de toutes les frontières maritimes et terrestres. Pour réaliser cette délicate mission, les dirigeants de la Banque de France ont fait appel à un de leurs valeureux inspecteurs Gaston Lacroix, par ailleurs capitaine de réserve. D’après les états de service de ce jeune banquier (âgé de 34 ans à l’époque), au parchemin bien fourni, on peut lire : « Désigné, en septembre 1940, comme chef de la Mission chargée de la Sauvegarde du stock d’or de la Banque de France et du Fonds de stabilisation des changes, en vue de le soustraire aux autorités allemandes d’occupation. Ce stock d’or (1 100 tonnes) fut successivement déposé à Dakar et à Kayes[2]. »
Dans son ouvrage Les Secrets de l’or, Didier Bruneel souligne le caractère homérique de cette époque : « Dakar accueille ainsi, le 28 juin 1940, 1 100 tonnes d’or ! L’or est acheminé au camp de Thiès, puis à Kayes, au Soudan français, à plus de 700 kilomètres de Dakar. Il faut 18 heures de train pour s’y rendre, le téléphone interurbain n’existe pas, la piste est souvent impraticable… Autant dire que le camp est isolé. Un isolement qui prend tout son sens lorsqu’à l’arrivée des Américains en Afrique du Nord, le gouvernement de Vichy ne fait plus figure d’autorité. Une poignée d’individus se retrouvent donc seuls en charge de la gestion de l’or de la France. […] Lacroix était tout seul au fort de Kayes, avec 25 tirailleurs sénégalais et un sergent européen. C’est tout ! N’importe qui aurait pu les assassiner et repartir avec l’or ! Eux-mêmes auraient pu s’emparer de l’or ! Ils ne l’ont pas fait. Cela prouve leur loyauté[3] . »
Toutefois le banquier français oublie de souligner l’exceptionnelle contribution des soldats africains et de la population kayésienne. On peut d’ailleurs apercevoir, sur les photos d’archives de la Banque de France et sur celles de leurs anciens collaborateurs, les « indigènes » transportant sur leur tête les milliers de caisses d’or des wagons pour les lieux de stockage. Le déchargement a pris plus de 15 jours. Un travail harassant sous le coup d’un soleil terrassant.
Le Mali au secours de l’or du peuple de France.
L’histoire retiendra que de toutes les villes africaines sollicitées, seule Kayes a pu accueillir, à bras ouverts, les « quinquets fermés » et les « bouches cousues », l’Europe (la France, la Belgique et la Pologne[4]) en détresse. Aucune ville au monde, ni dans l’Hexagone, ni en métropole, ni en Europe, ni aux États-Unis, ni ailleurs en Afrique, n’avait pu offrir aux Français l’hospitalité, la discrétion et la sécurité offertes par Kayes, pour entreposer et garder leurs réserves d’or à l’abri des yeux indiscrets de l’envahisseur allemand. La lettre du contrôleur Jean Marie Arthur René Gontier au secrétaire général de la Banque de France le 18 juillet 1940 en dit long sur les péripéties du parcours africain de la cargaison de l’or français : « À Casablanca où nous arrivions le 21 [juin 1940] au soir, on ne voulut pas nous laisser débarquer et on nous faisait repartir le 24 au matin. […] Après quelques alarmes en cours de route, nous arrivions ici [à Dakar] le 28 juin. La situation locale était très tendue et assez trouble. Il paraissait évident que nous ne pouvions plus repartir, la Banque de l’A.O.F. n’avait pas de local disponible. Par ailleurs, personne ne voulait laisser déposer notre marchandise en ville, ni aux environs immédiats. » D’après le spécialiste de l’histoire économique Tristan Gaston-Breton, « pas une seule autre once d’or français ne fut utilisée durant la guerre, mais put à la Libération servir pour la reprise économique du Pays. » D’après Danièle Guinot, journaliste au Figaro, « à la fin de la guerre (entre 1945 et 1947), le métal précieux a été rapatrié en France. Une partie a ensuite été envoyée aux États-Unis afin d’y être vendue. » Sur les 2 500 tonnes d’or de la Banque de France, il manquait, 5 ans après leur évacuation, 395 kg d’or.
Pour les spécialistes[5], « c’est peu au regard des multiples dangers affrontés : chargements, transports par air, mer, terre, débarquements, bombardements ennemis, sous-marins nucléaires, allers-retours politiques… »
L’or rapatrié d’Afrique au secours du peuple de France
Qu’aurait été la France, sa reconstruction post-guerre et pré-plan Marshall (intervenu trois longues années après la fin des hostilités), sans la disponibilité de ces 1 100 tonnes d’or ? Que serait devenu, aujourd’hui, le système bancaire français sans l’aide inestimable des « indigènes » africains, ces valeureux et téméraires « tirailleurs sénégalais », extrêmement « attachés à la consigne », pour protéger et sécuriser le patrimoine aurifère du peuple français, si convoité par l’Allemagne nazie ? Pour le directeur général honoraire de la Banque de France Didier Bruneel, l’or rapatrié d’Afrique a été vital pour l’économie française. Il a été utilisé pour la reconstruction du pays, et a servi à la soudure jusqu’à la mise en place en 1948 du plan Marshall.
C’est l’Africain, cet homme qui « n’est pas assez entré dans l’Histoire », pour reprendre une formule plus que malheureuse de Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa, qui s’est sacrifié pour sauver l’or du peuple français en lui restituant, plusieurs années après, les 1 100 tonnes du métal précieux, qu’il a gardées et protégées soigneusement, sans en soustraire la moindre piécette. Le président malien Ibrahim Boubacar Keïta a raison, lui qui aimait répéter que « nous fûmes quand d’autres n’étaient pas ».
Comment comprendre, aujourd’hui, que les dirigeants africains puissent faire le chemin inverse en allant confier la garde de 90 % de leurs réserves d’or à la France ? Sont-ils, à leur tour, sous la menace d’une « armée d’occupation » ? Ironie du sort ! Près de huit décennies après avoir hébergé et sécurisé la moitié du stock d’or du peuple français [soit l’équivalent de 22 ans de production d’or au Mali ou 30 fois le niveau actuel des réserves d’or des 8 pays de l’UMOA réunis], Kayes n’abrite même pas une agence auxiliaire de la BCEAO, quand bien même presque toutes les banques commerciales du pays y possèdent déjà des agences ! Pourquoi les États de l’UEMOA continuent-ils de stocker de l’or si leurs réserves de change assurent une couverture plus que correcte de leur émission monétaire (plus de 3 fois le niveau requis) ?
Pourquoi garder 90 % du stock d’or de la BCEAO en France ? Pourquoi ne pas utiliser (et non vendre) tout ou partie de ces avoirs en or pour lever des fonds nécessaires au financement de l’économie des pays de l’UEMOA qui en sont les vrais propriétaires ? Pourquoi un pays producteur d’or comme le Mali (3e en Afrique) ne peut-il pas se faire payer en nature par les multinationales qui exploitent ses mines d’or et stocker sa part de dividendes en métal jaune à la BCEAO pour en faire un levier de financement et en céder, au besoin, lorsque les cours mondiaux s’apprécient .
Cheickna Bounajim Cissé, FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine, (Editions BoD, 452 pages, 29 euros).
Économiste et essayiste, il est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être. Contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont « Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016), il se définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de l’Afrique.
[1] Cahiers Anecdotiques de la Banque de France, Didier Bruneel, « L’incroyable sauvetage des 736 tonnes d’or de la Banque de France ! » En ligne : www.tresordupatrimoine.fr/content/121-736-tonnes-dor
[2] Banque de France, Muriel Bordogna, « Les caisses de Kayes : la mission de l’inspecteur Lacroix à Dakar », Cahiers anecdotiques no 26, en ligne : www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/histoire/cahier-anecdotique-26.pdf
[3] En ligne : www.tresordupatrimoine.fr/content/101-interview-didier-bruneel
[4] La Banque de France avait aussi la garde des réserves d’or d’une dizaine de pays, dont la Belgique et la Pologne. Ainsi, les 1 100 tonnes d’or étaient composées de 790 tonnes pour la France, 250 tonnes pour la Belgique et 60 tonnes pour la Pologne. Face à la menace persistante de l’Allemagne hitlérienne, l’or belge sera finalement sacrifié. En mai 1942, les 4 900 caisses d’or belge vont être transférées à Berlin, et utilisées par les nazis pour payer leurs factures d’armement à la Suisse. À la fin de la guerre, la France prendra sur son stock pour indemniser la Belgique. (Film documentaire « L’or de la France a disparu » diffusé sur la chaîne France 5 en 2012).
[5] Film documentaire « L’or de la France a disparu » diffusé sur la chaîne France 5 en 2012.