LES 17 INJUSTICES CONTRE LES ANGLOPHONES QUI ONT ANNONCÉ PRENDRE LES ARMES CONTRE LE RÉGIME BIYA DEPUIS 1985
Lettre ouverte à tous les parents anglophones du Cameroun de la part des étudiants anglophones des provinces du Nord-Ouest et Sud-Ouest (1985)
Résumé
Comprenant que, en raison de l’indifférence du gouvernement, le mécontentement qui couve dans la région anglophone du pays ne peut se terminer que dans la guerre; sachant que, de cette façon, notre chère paix et notre chère sécurité nous manqueront; conscients des souffrances et des chagrins qui sont l’apanage inséparable de la guerre, nous demandons que nos parents trouvent, le plus vite possible, une solution pacifique et durable.
Chers parents,
Nous étant réunis à Kumba – pour les étudiants du Sud-Ouest –, et à Bamenda – pour ceux du Nord-Ouest – respectivement le 14 et le 19 août 1985, nous, vos enfants, avons résolu de vous adresser cet appel solennel à assumer pleinement vos responsabilités devant la postérité. Nous considérons comme opportun que vous appréciiez complètement la gravité de la situation dans notre pays. Mais d’abord, veuillez nous permettre de vous poser des questions appropriées : [PAGE 8]
1) Dites-nous pourquoi, pendant vingt-cinq ans, le nombre des Camerounais francophones qui reçoivent annuellement des bourses pour étudier en France uniquement dépasse le nombre total des bourses jamais accordées aux Camerounais anglophones pour étudier à l’étranger. Nous avons les statistiques (veuillez vous reporter aux livraisons de Cameroon Tribune du 19 et du 20 août 1985). Cette année, huit nouvelles bourses ont été attribuées aux anglophones pour étudier en Grande-Bretagne, huit bourses pour le Nigeria dont une à un francophone, une bourse pour le Liberia et une pour la Sierra-Leone, soit au total dix-huit bourses. Pendant ce temps, mille (1000) bourses étaient attribuées aux francophones pour étudier en France, en Belgique, etc., etc. Les francophones vous diront qu’un plus grand nombre de vos enfants recevront une bourse après la publication des résultats des examens G.C.E. « A level »[1]. Mais l’année dernière, il n’y a eu que cinquante étudiants à recevoir de telles bourses; même si ce chiffre était doublé (ce qui n’arrivera probablement jamais), cela ne serait rien, comparé aux mille bourses francophones.
2) Dites-nous pourquoi la plupart des grandes écoles du pays nous sont fermées. Cette année, comme d’habitude, il n’y a eu personne parmi nous à être accepté à l’Ecole Polytechnique nationale de Yaoundé.
3) Dites-nous pourquoi l’année dernière le gouvernement a décrété que les étudiants venant des écoles commerciales seront autorisés à s’inscrire à l’Université de Yaoundé, et pourquoi par la suite seule l’inscription des étudiants francophones fut acceptée.
4) Expliquez-nous pourquoi, avec des qualifications comparables sinon meilleures que celles de nos homologues francophones, nous sommes obligés d’étudier pendant cinq à l’E.N.A.M.[2], tandis que eux ne font que trois ans pour obtenir le même diplôme.
5) Dites-nous pourquoi le bilinguisme au Cameroun [PAGE 9] exige que les anglophones connaissent la langue française, et non vice-versa.
6) Dites-nous pourquoi l’inauguration de la construction partielle de la route Kumba-Mamfe (qui commencera au mois de décembre) a été précipitée et a reçu ainsi une large publicité, tandis que, dans les régions francophones, des projets de développement tels que la construction de l’autoroute Yaoundé-Sangmelima, par exemple, ou bien la construction d’un aéroport ultramoderne et la création de plantations immenses à Ebolowa restent des secrets soigneusement gardés par le gouvernement.
7) Dites-nous ce qui est advenu des aéroports de Tiko, Mamfe et Nkambe, et aussi du port de Cross-River, très fréquenté autrefois.
8) Dites-nous combien de kilomètres de chemin de fer, sur un total de 1 173, existent dans la région anglophone.
9) Expliquez-nous pourquoi Radio Buea et Radio Bamenda sont l’objet de la risée du pays tout entier, quoique Radio Buea ait été créée avant Radios Douala, Bertoua et Garoua.
10) Dites-nous pourquoi il n’existe aucune industrie dans la province Nord-Ouest, une situation qu’on ne trouve nulle part dans les autres régions du pays.
11) Dites-nous ce qui est advenu de la Centrale Electrique de la Powercam à Yoke.
12) Dites-nous pourquoi toutes les affiches, autour de SONARA à Lambe, comme tous les panneaux indicateurs du pays, sont rédigés uniquement en français.
13) Dites-nous pourquoi nous avons participé récemment aux jeux francophones en Côte-d’Ivoire, mais jamais aux jeux du Commonwealth.
14) Expliquez-nous pourquoi la plupart des principaux dirigeants de région à Buea et à Bamenda sont francophones, alors que nous n’occupons pas de tels postes dans les provinces francophones; ou encore pourquoi, sur plus de vingt-cinq secrétariats généraux du pays, seulement deux sont attribués à des anglophones.
15) Dites-nous pourquoi Bamenda et Kumba ont chacun [PAGE 10] deux écoles primaires francophones, tandis que Yaoundé, avec une population anglophone plus nombreuse que les populations francophones des deux susdites villes réunies, n’a qu’une seule école primaire anglophone, qui, de plus, est inondée d’élèves francophones.
16) Dites-nous pourquoi les provinces Nord-Ouest et Sud-Ouest sont annexées aux provinces Ouest et Littoral, grâce à l’implantation de soi-disant agences régionales des banques, des sociétés, des sociétés informatiques, et des garnisons militaires dans ces dernières provinces.
17) Dites-nous quel profit réel nous tirons de l’implantation d’un petit nombre d’industries dans la province Sud-Ouest, quand tous les travailleurs non spécialisés et la majorité des travailleurs spécialisés sont recrutés dans les provinces francophones, et quand nos frères continuent à errer sans travail.
Que de questions sans réponse, et pourtant combien de questions mériteraient encore d’être posées.
Ce ne sont pas là des choses qu’on peut éternellement renoncer à voir. Même l’aveugle, quand il bute sur un obstacle, sait qu’il y a un obstacle, et il crie, il prévient ou il demande que ceux avec qui il vit veillent à ce que de tels obstacles ne se représentent pas.
Mais nous, nous acceptons volontiers d’être les héritiers de votre labeur et de votre sueur. Vous devriez savoir, cependant, que la paix du Cameroun, dont nous hériterons, n’est pas du tout garantie.
Que nous vous rappelions encore quelques faits. De même que nos amis francophones se moquent constamment de nos personnes et de nos mœurs, ils dénoncent depuis toujours notre système d’éducation. Le ministère de l’Education nationale (MINEDUC) a même tenté de faire du G.C.E., diplôme internationalement reconnu, une chose uniquement camerounaise, afin qu’on puisse empêcher la plupart des étudiants anglophones de s’inscrire dans les universités étrangères. Heureusement nous avons éventé ce lamentable complot et, pour l’instant, notre résistance a brisé la manœuvre. Mais elle n’a pas été abandonnée. Nous n’ignorons pas que ses instigateurs sont très remuants et fort zélés dans les allées du pouvoir et qu’ils cherchent une nouvelle tactique.
Nous nous souvenons avec une amertume vivace de [PAGE 11] la tentative la plus récente. En faisant faire des annonces imprécises concernant les examens de l’Etat, le MINEDUC a entraîné l’anéantissement des efforts de beaucoup de jeunes anglophones qui voulaient améliorer leur avenir et celui de leurs familles. Ces étudiants n’ont pu composer ni en chimie, pour le niveau A, ni en commerce, pour le niveau O, des examens G.C.E. qui viennent de se terminer. Quoique certaines des familles concernées aient été sans aucun doute victimes d’un préjudice irréparable, personne n’a rien fait ni rien dit pour leur dédommagement. Au lieu d’exiger que la justice frappe les responsables du scandale, l’Assemblée nationale a profité de l’occasion pour encourager la coordination des systèmes éducatifs (on pourrait ici se demander ce qui est advenu de la Commission du G.C.E. ?).
Or nous posons tout simplement la question de savoir ce qu’on peut attendre de celui qui condamne un système mais à qui on confie la tâche d’en supputer les avantages. Le rejet total, sans aucun doute.
Et pourtant nous aimerions proclamer que nous tenons au principe fondamental de notre système d’éducation, à savoir que l’essentiel est la compréhension, et non la mémorisation. L’autre conception, qui consiste à solliciter la mémoire, encourage les étudiants à tricher aux examens et produit des diplômés incompétents qui ne sont même pas capables de tirer parti des titres dont ils se targuent. Cette conception, nous la considérons comme honteuse, simpliste et inadmissible.
Considérez aussi que le boycottage des cours en 1983 à l’Université de Yaoundé est né surtout de conflits intérieurs au campus, quoique le problème du G.C.E. ait été très grave. Notamment, ce conflit concernait la décision du Chancelier de supprimer l’enseignement du Dr Bissong dans la classe de deuxième année d’Economie, après que les étudiants francophones se furent plaints de ce qu’il dispensait un enseignement important dans une langue étrangère – cette langue étrangère étant l’anglais. Nous avons dénoncé cette décision parce que dans toutes les institutions d’éducation supérieure du pays, les étudiants anglophones sont frustrés dans leur parcours universitaire, étant forcés de suivre les cours en français, langue qu’ils ne maîtrisent pas, et dans des programmes n’ayant aucun rapport avec les langues [PAGE 12] qu’ils connaissent. Le président, en nous priant de reprendre les cours, avait promis d’examiner le problème. Aujourd’hui, deux années après cette promesse, nous attendons toujours.
Accordez-nous encore un peu de temps, et réfléchissez à propos de notre enseignement technique. Ceux qui, parmi nous, choisissent cette orientation sont obligés de terminer leurs études en quatrième année[3]. Malgré son importance dans la vie de toutes les nations, notre enseignement technologique a été étouffé. Le peu d’écoles techniques que nous offre le gouvernement doivent subir les études dans une langue qui n’est ni l’anglais ni le français ni le pidgin, mais un mélange des trois, et ceci parce que ce sont uniquement les enseignants francophones qui sont recrutés pour ces écoles. Par la suite, en dépit du handicap dont nous souffrons, nous sommes obligés de passer des concours, non sous formes d’examens de communes ou de sociétés, mais pour un certain C.A.P. avec les étudiants francophones qui se sont préparés tranquillement dans la sécurité de leur propre langue et de leur propre système. Les sujets, quand ils ne sont pas rédigés en français, sont de piètres traductions anglaises à partir du français (le français étant la langue originale). Parce que nous n’étudions pas dans le texte authentique par lequel nous serons testés, nous sommes plus nombreux que les francophones à échouer. Mais c’est à nous que nos parents s’en prennent.
Voilà pour le premier cycle. Avons-nous seulement des écoles techniques du second cycle ? Il y en a deux. A la fin des études, nous nous présentons au baccalauréat à peu près dans les mêmes conditions que pour le C.A.P. Cette année la classe terminale du lycée technique de Bamenda a eu un seul élève reçu. Habituellement, Kamba et Bamenda voient réussir deux ou trois élèves par année. Où vont-ils ? A l’Ecole Polytechnique de Yaoundé ? Les examens d’entrée dans cette école sont entièrement en français. Il en est de même pour les études, autant que pour les livres. Notre éducation technique se termine donc dans la réalité avec la quatrième année, sans diplôme. Encore une fois, tant pis ! [PAGE 13]
Et ceux d’entre nous qui suivent le cycle secondaire de l’enseignement général sont obligés d’entrer dans un service civil où l’anglophone reste toujours subalterne. Selon le système du gouvernement, malgré la discussion interminable du Nouveau Régime, les anglophones sont confinés dans un petit nombre de ministère sans conséquence qui leur étaient déjà réservés dans l’Ancien Régime. Dans ces ministères, le pouvoir est transféré aux puissants directeurs des entreprises nationales. Autrement, les anglophones doivent être des doublures; ils sont insidieusement exclus des plus hautes fonctions du pays, dotés qu’ils sont d’un strapontin en guise de présidence dans un parlement sans dent, sans voix, véritable chambre d’enregistrement, avec une clause d’empêchement selon laquelle le titulaire ne pourrait pas se présenter aux élections pour la Présidence de la République en cas de vacance.
Récemment, avec un étonnement croissant, nous avons suivi le ministre d’Etat chargé de la Justice pendant son voyage à Bamenda – un voyage organisé pour critiquer les magistrats anglophones pour leur ignorance, leur fausse interprétation, et leur mépris de la loi. En réalité, il condamnait le système légal, qui attribue sans raison à ces magistrats leurs titres immérités – IGNORANCE, FAUSSE INTERPRÉTATION, MÉPRIS DE LA LOI ! Quelle audace, une telle critique de tous les magistrats du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ! Et puis, ce qui nous paraît encore pire, une critique faite ouvertement, au vu de tous. A l’avenir, lorsque nous deviendrons à notre tour avocats et magistrats, nous travaillerons, selon nous, sous le meilleur des systèmes, celui sous l’égide duquel la loi est l’autorité ultime et suprême du pays. Le magistrat parle librement, sans retenue ni réserve pour aucune fraction de la communauté, parce que son bouclier, c’est la loi, et que la loi est la vérité.
Par conséquent, nous exprimons le doute que le projet de loi d’harmonisation des systèmes juridiques annoncé par un ministre qui vient de condamner le régime légal d’une province culturelle réussisse à atteindre son but. Un projet de loi auquel nous serions obligés d’obéir alors qu’il contredit nos « convictions, nos coutumes et nos croyances »; un projet de loi grâce auquel certains individus ne pourraient être accusés devant la Justice [PAGE 14] sans l’autorisation de la Chancellerie. Un projet de loi créé pour faciliter des actes aussi déplorables que le télégramme de l’honorable ministre no 31/NJ/CABRP 77175-1812 du 12 décembre 1984, au procureur général de la Province du Sud-Ouest, et le télégramme no 173/STa/S./14/SP du 12 décembre 1984 au gouverneur de la même Province, tous deux ordonnant aux dites personnes de s’assurer que le P.-D.G. de la SONARA, qui avait volé des milliards dans le commerce du pétrole, ne soit pas arrêté[4]. Sans aucun doute un projet qui renie la nécessaire égalité de tous devant la loi.
La liste des injustices est interminable. Tandis que, par exemple, il existe à Limbe un port naturel, le gouvernement préfère perdre des milliards tous les ans en draguant le port de Douala. Ces milliards proviennent de la raffinerie de pétrole de Limbe. Bien sûr, ces milliards sont indispensables au progrès de la nation. De plus, quant au développement d’un deuxième port principal, le gouvernement pense à offrir la priorité à Kribi : Limbe se trouve dans la Province anglophone du Sud-Ouest ! [PAGE 15]
Tous ces faits illustrent deux points particuliers : le statut colonial de notre région culturelle et la volonté d’assimiler totalement ses habitants aux citoyens de l’autre région culturelle. Personne, à moins d’avoir été éduqué et d’être conseillé à la française, n’est capable de conjuguer ces deux objectifs. Cette conclusion est illustrée par le traitement que nous recevons à tous les échelons politiques et sociaux et par le retour récent au nom français donné au pays le jour de l’indépendance : République du Cameroun. Elle est aussi confirmée par le nom donné à notre nouveau parti unique, en français et en anglais : respectivement « rassemblement » et « mouvement ». Les francophones étant déjà bien installés et bien adaptés, se rassemblent pour profiter de l’indépendance et de la démocratie. L’anglophone, par contre, essaie encore d’atteindre ce but, parce qu’il n’est pas encore totalement « intégré » dans la « République du Cameroun ». Il n’est pas étonnant qu’il doive d’abord surmonter cet obstacle avant de profiter des « fruits » du progrès ! (Nous entendrons dire plus tard, peut-être, que le nom français seul est authentique, donc que notre interprétation – ou plutôt fausse interprétation – ne peut pas être défendue. Mais cela s’applique même à la Constitution, article 39.)
Ceux qui savent ce que parler veut dire à propos de l’intégration n’ignorent pas que c’est là une démarche spontanée des cultures, qui se réalise dans une adhésion [PAGE 16] amicale et non par la contrainte brutale; elle s’achève par l’échange permanent d’idées et d’apports culturels, accompagnés d’emprunts réciproques à travers les siècles. Elle se perfectionne sur la base des affinités naturelles, et non par une action arbitraire commise par les uns sur les autres. Personne ne tenterait d’obtenir l’intégration par la force lorsque sont réunies les conditions permettant une cohabitation et des échanges amicaux et durables. Mais peut-être s’agit-il d’un projet moins honorable que l’intégration.
Pour ces raisons, nous disons que la paix du Cameroun, le pays dont nous sommes les héritiers, n’est pas du tout garantie. Car si on ne trouve pas une solution durable à l’injustice sociale et à la privation économique de notre situation, si on ne met pas fin à cette assimilation qui nous est offerte en guise d’intégration, nous, vos enfants, vous assurons que nous serons obligés tôt ou tard de couvrir de sang les maisons, les rues, et même les jardins de ce pays. Nous n’accepterons pas d’être éternellement relégués au rang infamant de citoyens de seconde zone. Nous n’accepterons plus d’être privés de l’héritage culturel qui est le nôtre, et dont nous reconnaissons le poids et le rayonnement à travers le monde. Nous ferons donc la guerre pour obtenir la justice, dont nous ne pouvons bénéficier sans cela.
Mais qu’il soit bien clair à vos yeux que la guerre ne nous procure aucune illusion.
Quand nous parlons de combat et d’effusion de sang, nous ne nous trompons pas et n’avons pas en esprit gloire et facilité. Non, absolument pas ! Nous réalisons déjà fort bien les maux de la guerre; nous savons que cela entraînera la perte insupportable des vies, les deuils dans les familles, la disparition des époux, des pères, des enfants, des parents, des proches, des amis; la douleur de collectivités sans foyer, l’interruption des activités sociales et économiques, la destruction et la dévastation totale, l’insécurité généralisée, et surtout l’incertitude de l’issue. Nous n’avons aucune illusion sur ces malheurs, mais nous les assumerons sans hésitation puisqu’aucune autre solution que la guerre ne nous est offerte.
Nous vous adressons donc cet appel solennel pour que vous vous ressaisissiez et vous assuriez que la conjoncture [PAGE 17] n’en viendra pas là. Si vous avez souffert pour vos enfants, si vous nous aimez, si vous ne voulez pas délibérément nous rejeter et nous condamner à vivre sans espoir et sans avenir, ne perdez pas cette occasion d’exiger pour le Cameroun une situation dans laquelle le respect, les aspirations et les droits de la minorité soient jalousement protégés par la Constitution. Nous entendons par là l’élaboration d’une nouvelle Constitution. C’est là, croyez-nous-en, la seule garantie de la paix au Cameroun. Cela, mais cela seulement. Cela et rien d’autre.
Cessez de vous aveugler en prétendant que tout va bien, ou que tout ira bien. Une politique qui refuse de reconnaître au Cameroun deux cultures principales – une minoritaire et une autre majoritaire – n’est qu’une ruse pour nous berner. C’est pourquoi, bien que vous ne voyiez pas les choses comme nous, satisfaites quand même à notre requête, en considérant du moins votre précieux sang qui coule dans les veines de vos enfants et petits-enfants. Ce sang précieux qui, si rien ne changeait, rougirait bientôt les rues de notre pays.
Il en est, certes, parmi nous qui condamnent la guerre et refuseront de se battre. Mais croyez-vous que cela nous épargnerait les maux qui accableraient quand même le pays ?
Secouez donc votre peur de la prison et de la mort. Préférez-vous que vos enfants soient fusillés, emprisonnés à votre place, pendant que vous continueriez à vivre ? En tout cas, votre refus d’agir sera interprété comme un manque de sympathie ou comme de l’indifférence pour le sort de vos enfants. Quoique nous comprenions la peur que vous avez éprouvée en 1961 d’être dominés au sein de la Fédération du Nigeria, nous serons obligés de croire que nos parents nous ont condamnés à l’esclavage et au massacre pour leur profit personnel. De plus, au lieu que votre mémoire soit vénérée, vos tombes seront violées, et ceux d’entre vous qui auront le malheur de survivre, seront cruellement traités dans leur chair. Ce sont là des tares qui condamnent un peuple aux yeux de Dieu; ce sont des choses auxquelles il ne faut même pas songer.
Sortez donc de votre réserve, parlez franchement, [PAGE 18] aidez-nous à atteindre notre but. Ou alors sont-ce nos mères qui nous ont engendrés ?
Vous avez chacun une voix qui, si vous savez vous en servir, peut avoir un effet positif. Dans le parti, dans les congrès, au parlement, au comité central, et au bureau politique, sur toutes les tribunes imaginables, parlez sans peur, parlez pour arracher vos enfants à la guerre et au massacre, parlez parce que vos enfants, angoissés par l’avenir, vous en conjurent. Vous lutterez pour éviter le désastre; peu importe ce que vous direz, vous travaillerez pour un Cameroun unifié, fort, pacifique et florissant.
Ne vous laissez pas enfoncer dans l’illusion que ce que nous disons à propos de la guerre ne se produira pas. Abandonnez donc votre attitude attentiste et timorée. Où que vous vous trouviez, vous n’êtes certainement pas en train de dormir. Comme vous auriez dû le remarquer, nous voyons déjà arriver l’orage. Penser à ceux qui sont morts et à ceux qui n’ont pas de foyer nous donne le frisson; nous entendons les lamentations de ceux qui sont impuissants, de ceux qui meurent.
Il faut agir vite pour enrayer la dégradation de la conjoncture. Le but doit être de garantir l’égalité, l’équité, la justice, la loyauté pour chacun et pour tous. La paix est à notre portée, mais seule la réalisation de ces objectifs permettra d’assurer une paix durable.
Outre l’élaboration d’une nouvelle Constitution, la justice exige aussi l’érection d’une université anglophone à part entière, conforme aux conceptions auxquelles nous sommes attachés. Si nous sommes frustrés dans nos efforts au sein de l’Université de Yaoundé, c’est parce que la majorité de ses enseignants sont des partisans inconditionnels de la culture française, et que l’orientation des études découle de la formation des francophones dès le cycle secondaire, formation qui nous est tout à fait étrangère. Tous les aspects de cette institution témoignent que c’est une université francophone. (C’était là une de nos doléances il y a deux ans, lorsque le président Paul Biya nous donna sa promesse d’y réfléchir.)
Surtout, cette université anglophone devra être dotée d’une école polytechnique pour répondre à nos besoins en ce domaine, complétée d’un enseignement technique [PAGE 19] renforcé dans les provinces Nord-ouest et Sud-ouest, au niveau des classes du premier cycle, pour fournir les effectifs de cette école polytechnique. Les Camerounais seraient ainsi en mesure de poursuivre leur éducation sans obstacle, jusqu’au jour où l’on obtiendra un bilinguisme suffisant pour garantir l’intégration des deux institutions universitaires.
Par ailleurs, la Constitution camerounaise dit clairement qu’aucun citoyen ne peut être puni pour ses opinions sur quelque aspect que ce soit de la vie du pays. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont le Cameroun est un signataire, exige également que personne ne soit arrêté sans inculpation ni détenu sans procès.
Nous vous prions donc d’œuvrer pour la libération de Fon Gorji Dinka détenu par les forces de l’oppression[5]. Il est étonnant que, dès son installation comme Fon des Fons, le président Paul Biya ait décidé de faire emprisonner le Fon de Widikum dans la Brigade Mixte Moblile (B.M.M.) de Yaoundé, au milieu des criminels de droit commun, une décision qui contredit la tradition et la culture qui nous ont gouvernés, pendant des siècles.
Si le Fon n’est pas libéré, entre autres, nous sommes résolus à obtenir ce résultat à notre manière : ne soyez pas étonnés par les pertes. Nous nous connaissons bien. Peut-être avons-nous manqué de doigté en vous parlant [PAGE 20] aussi franchement. Tout le monde est désormais prévenu et chacun prendra garde. Mais lorsque tombera la goutte qui fait déborder le vase, le combat se fera plus acharné, plus inexpiable. Et, naturellement, les bains de sang se succéderont.
Nous espérons sincèrement ne jamais en arriver à ce stade. Surtout après la récente visite du pape au Cameroun, ce pays ne peut accepter une guerre civile. Le pape a donné sa caution à notre président chrétien, il nous a recommandé l’amour et la paix, il a béni notre chère patrie. Cependant cet honneur ne sera le nôtre que si nous prenons en considération les droits et les aspirations de toutes les catégories de la population et si nous tâchons de satisfaire les masses populaires, et non en nous précipitant sur une moisson qui n’a pas mûri.
Vous devriez vous rappeler ce qu’a dit le pape à la Maison du Peuple : « Les injustices commises par certains régimes concernant les droits de l’homme ou les demandes légitimes d’une partie de la population à qui on refuse la participation aux responsabilités publiques… produisent une révolte dont la violence est regrettable, mais que la justice aurait permis d’éviter. » Ces paroles n’auraient pas pu être plus opportunes. Elles n’auraient pas pu être prononcées à un meilleur moment.
Puisse leur sagesse, leur clairvoyance, leur résonance et la bénédiction qui en est inséparable nous accompagner et nous protéger dans tout ce que nous faisons, afin que puisse être conjuré un avenir de désespoir.
Vos enfants, les étudiants anglophones.
Texte traduit par les soins de Catherine SALMONS et de Peuples noirs-Peuples africains
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[1] Equivalent du baccalauréat français. (N.D.L.R.)
[2] Ecole nationale d’Administration et de Magistrature, créée et longtemps dirigée par des assistants techniques français, qui sont donc ainsi à l’origine de ce règlement et de cette permanente provocation. (N.D.L.R.)
[3] Equivalent de la classe de troisième des lycées et collèges dans le système français. (N.D.L.R.)
[4] Ce type d’affaire, très fréquent pour ne pas dire quotidien au Cameroun et dans beaucoup de pays dits francophones, paraît peut-être mystérieux à un lecteur non africain francophone. Au Cameroun, la tâche d’une entreprise d’Etat n’est pas de se développer et de contribuer au développement de la nation en dégageant, grâce à une gestion compétente, les bénéfices indispensables à l’investissement en général et à son propre autofinancement en particulier. La fonction d’une entreprise d’Etat est d’abord sinon exclusivement politique : c’est l’instrument de corruption par excellence, l’arme miracle qui permet au régime, depuis le précédent dictateur, avec la terreur des arrestations et des détentions arbitraires, de tenir en laisse ses grands diplômés, ce qui revient à museler préventivement toute opposition. Dans la symbolique politique de la dictature camerounaise, placer un grand diplômé à la tête d’une entreprise d’Etat, c’est l’inviter à se servir sans contrôle, à s’engraisser en engraissant les siens, famille élargie et même parentèle comprises. Seul prix à payer : le silence. Qu’il tente d’enfreindre la règle un jour, aussitôt il est traîné devant les tribunaux, à grand fracas de déclarations dans la presse et la radio qui l’accusent unanimement de… détournements de fonds publics. La population francophone, familiarisée depuis toujours avec cette pratique qui l’a d’abord longtemps écœurée, a fini par l’intérioriser, au point qu’elle fait aujourd’hui partie intégrante de sa culture. Cette situation n’est pas pour déplaire au protecteur français, quoi que prétendent ses proclamations démagogiques, puisque ce sont ses assistants techniques qui ont inventé cette très originale méthode de normalisation. Malgré les rodomontades du pouvoir, aucune entreprise d’Etat n’est bénéficiaire, les déficits étant compensés par la manne pétrolière, dont le montant est toujours soigneusement dissimulé, et pour cause. Le pays s’enfonce donc ainsi dans la misère, alors qu’il est potentiellement le plus riche de cette région, et s’aligne sur ses voisins, ce qui justifie la rhétorique française de l’aide. Le Cameroun est un merveilleux exemple de sous-développement organisé par l’aide occidentale. Un Cameroun réellement indépendant serait sorti du sous-développement en vingt ans et aurait déjà franchi le seuil du décollage authentique.
Apparemment la partie anglophone de la population camerounaise commence seulement à goûter aux délices de la gestion francophone. Et ils font la grimace, les sauvages ? Si ça se trouve, ils se figurent que, laissés à eux-mêmes, soulagés en somme de l’aide et de l’assistance françaises, les Camerounais feraient peut-être mieux – ou, du moins, pas plus mal. (N.D.L.R.)
[5] Avocat connu dans tout le Cameroun, mais surtout très populaire dans la partie anglophone du pays, Gorji Dinka a été arrêté au mois de mai 1985 pour avoir exprimé publiquement des doutes sur la légitimité et même la légalité du pouvoir de Paul Biya, l’actuel dictateur. Tout ce que l’on sait de cette affaire vient de la presse britannique, les journaux français gardant leur silence habituel, verrouillés qu’ils sont par le dictateur. A défaut d’aider à développer le Cameroun, il faut bien que les dollars du pétrole servent à quelque chose.
Aux dernières nouvelles, Gorji Dinka serait atteint d’hémiplégie consécutive aux conditions de sa détention. L’arrestation et la détention de Gorji Dinka sont déjà en elles-mêmes une provocation. Nous nous permettons pourtant encore d’attirer l’attention de ceux qui conseillent ou influencent Paul Biya sur les conséquences très graves, certainement funestes, en tout cas incalculables qui suivraient un éventuel décès en prison de Gorji Dinka. (N.D.L.R.)